Qu’est-ce, au fait, un migrant climatique ? La définition pose problème à la base
Ils seront 216 millions à l’horizon de 2050, alerte la Banque mondiale
Les migrations climatiques internes devraient s’accélérer jusqu’en 2050 dans plusieurs parties du globe, prévoit le dernier rapport Groundswell de la Banque mondiale (BM), publié récemment. Selon ce document, ces migrations toucheront durement les plus pauvres et les plus vulnérables d’entre elles et mettront en péril les avancées sur le plan du développement. Le Maroc ainsi que d’autres pays du Nord d’Afrique sont également concernés. Les estimations les plus pessimistes prévoient plus de 10 millions de migrants internes dans cette région.
L’eau, principal moteur des migrations climatiques internes
Destiné à aider à comprendre l’ampleur, la trajectoire et l’évolution spatiale des migrations climatiques futures, le nouveau rapport Groundswell prévoit 216 millions de migrants climatiques d’ici 2050. L’Afrique subsaharienne pourrait enregistrer pas moins de 85,7 millions de migrants climatiques internes (4,2% de la population totale); l’Asie de l’Est et Pacifique, 48,4 millions (2,5% de la population totale); l’Asie du Sud, 40,5 millions(1,8% de la population totale); l’Afrique du Nord, 19,3 millions(9% de la population totale); l’Amérique latine, 17,1 millions (2,6% de la population totale); et l’Europe de l’Est et Asie centrale, 5,1 millions (2,3% de la population totale). L’Afrique du Nord devrait afficher la proportion la plus importante de migrants climatiques internes par rapport à la population totale, indique le rapport. «Cela est dû dans une mesure importante à la rareté extrême de l’eau de même qu’aux effets de l’élévation du niveau de la mer sur des zones côtières densément peuplées et dans le Delta du Nil. Les régions comptent des pays particulièrement vulnérables qui font gonfler les chiffres globaux», précise-t-il.
En détail, la BM explique que les résultats de la modélisation font apparaître des perturbations dans la disponibilité de l’eau comme le principal moteur des migrations climatiques internes dans cette région. «Elles chassent les populations des régions côtières et intérieures dans lesquelles l’eau se raréfie, ralentissant la croissance démographique dans les foyers d’émigration climatique le long de la côte nord-est de la Tunisie, la côte nord-ouest de l’Algérie, l’ouest et le sud du Maroc ainsi que les contreforts de l’Atlas central qui subissent déjà le stress hydrique », note-t-il.
Et d’ajouter : « En Egypte, les parties est et ouest du Delta du Nil, Alexandrie comprise, pourraient devenir des foyers d’émigration en raison à la fois de l’indisponibilité croissante de l’eau et de l’élévation du niveau de la mer. Cependant, plusieurs autres lieux où l’eau est plus disponible devraient devenir des foyers d’immigration climatique, notamment des centres urbains importants comme Le Caire, Alger, Tunis, Tripoli, le corridor Casablanca Rabat, et Tanger ».
Emergence et intensification des «points chauds»
Par ailleurs, le rapport prédit que des «points chauds» de migration climatique apparaîtront dès la prochaine décennie et s’intensifieront d’ici 2050. Par «point chaude», le rapport évoque les endroits qui ne peuvent plus assurer de moyens d’existence pour la population locale à cause des problèmes liés au climat tels que la pénurie d’eau, la baisse de la productivité des cultures et l’élévation du niveau de la mer.« Même les endroits qui pourraient devenir des points chauds d’émigration climatique en raison d’impacts accrus supporteront probablement encore un grand nombre de personnes.
Pendant ce temps, les zones d’accueil sont souvent mal préparées pour accueillir des migrants climatiques internes supplémentaires et leur fournir des services de base ou utiliser leurs compétences », explique le document. Ces migrations climatiques internes seront les plus importantes dans les régions les plus pauvres et les plus vulnérables aux aléas du climat, ce qui indique que l’incapacité fondamentale des systèmes sociaux, économiques et de subsistance à résister au changement climatique pourrait mettre à mal les gains en matière de développement. Le nouveau rapport Groundswell observe, en outre, que plusieurs foyers d’émigration sont des centres économiques et de croissance démographique qui continueront d’abriter un grand nombre de personnes malgré les effets croissants du changement climatique.
Il s’agit par exemple du Delta du Mékong (Viêt Nam), où ceux qui restent seront exposés à des risques sociaux, économiques et environnementaux importants, notamment à des inondations graves. De nombreux foyers d’immigration font aussi face aux risques grandissants que posent les effets tant rapides qu’à évolution lente du changement climatique, même lorsque la disponibilité de l’eau et la productivité agricole deviennent plus favorables.
«Au Maroc par exemple, la Péninsule tingitane et la côte orientale devraient attirer de plus en plus de migrants en raison de la meilleure disponibilité de l’eau, mais elles sont exposées au risque d’élévation du niveau de la mer et des ondes de tempête.
Les zones d’accueil sont souvent mal préparées pour accueillir des migrants climatiques internes supplémentaires
Certains habitats oasiens, comme Tamanrasset dans le sud de l’Algérie, pourraient devenir une destination migratoire en raison de l’augmentation relative de la productivité agricole et de la disponibilité de l’eau, mais il s’agit de zones très arides qui pourraient ne pas être capables de supporter des activités agricoles supplémentaires », constate-t-il.
Précisions conceptuelles
Cependant, les résultats de ce nouveau rapport de la BM exigent certaines précisions. D’abord, au niveau des modèles de migration et de mobilité. Etienne Piguet, Antoine Pécoud, Paul de Guchteneire soutiennent dans leur article : «Changements climatiques et migrations : quels risques, quelles politiques?», qu’il est nécessaire – pour comprendre l’impact du changement climatique sur la migration- de faire la distinction entre différents types de mobilité pouvant être liés à des facteurs environnementaux.
«En effet, des notions telles que « déplacement», «mobilité» ou «migration»(et les prévisions correspondantes en termes de nombre de personnes concernées) s’appliquent à des situations qui vont de quelques heures passées dans un abri temporaire par crainte d’un ouragan au transfert de communautés entières, dont les terres ont disparu du fait de l’élévation du niveau de la mer », expliquent-ils.
Ace propos, ils pensent que trois variables au moins sont à prendre en compte. « Premièrement, les migrations peuvent être à court ou à long terme. Les discussions gagneraient en clarté si la distinction opérée par l’ONU entre déplacements temporaires (moins de trois mois), migration à court terme (trois mois à un an) et migration à long terme (plus d’un an) était utilisée de manière plus systématique.
La plupart des auteurs font valoir qu’à l’heure actuelle, les changements environnementaux débouchent principalement sur des migrations temporaires, alors que les médias et le public tendent à les percevoir comme de longue durée », affirment-ils. Et d’ajouter : «La temporalité de la migration a aussi à voir avec la nature des processus environnementaux : des phénomènes à évolution lente comme la désertification ou l’élévation du niveau de la mer sont susceptibles d’être associés à des migrations de long terme, alors que des catastrophes soudaines telles que les cyclones tropicaux vont susciter des déplacements temporaires.
Mais cette typologie est loin d’être systématique : les sécheresses ont longtemps alimenté la dynamique des migrations saisonnières, ce qui souligne l’importance d’une différenciation entre les départs définitifs et une mobilité de type pendulaire ». Etienne Piguet, Antoine Pécoud, Paul de Guchteneire estiment, en outre, qu’il faut nuancer la distinction entre migrations forcées et volontaires.
«La notion souvent utilisée de «réfugié environnemental» présuppose que les gens sont forcés de quitter leur domicile à cause de facteurs environnementaux. Mais la nature plus ou moins contrainte de la migration est sujette à débat. Les causes des migrations interagissent et il est extrêmement difficile d’appréhender les processus de décision chez les migrants potentiels et de comprendre pourquoi, comment et quand les gens décident de partir», indiquent-ils tout en notant que «le débat sur la question de savoir si – comme le soutient un point de vue dominant mais implicite – la migration résulte d’une incapacité à s’adapter et constitue un ultime recours ou si la migration peut avoir une dimension préventive, grâce notamment à des migrations saisonnières ou au départ d’un membre de la famille qui permet aux autres de rester grâce à des transferts de ressources.
Selon la première optique, la migration est le pire des scénarios et les politiques devraient avoir pour objectif de la freiner.
Selon la seconde, elle représente un mécanisme d’adaptation au changement climatique et mérite d’être encouragée ».
Migrant climatique, une notion à définir
Ensuite, au niveau de la définition même de migration liée à des effets néfastes de l’environnement, les auteurs dudit article avancent que des désaccords persistent sur le terme à utiliser pour désigner les individus qui migrent à cause de facteurs environnementaux et que des notions en vogue telles que «migrants écologiques» ou «réfugiés climatiques» ont soulevé des controverses à la fois scientifiques/universitaires et politiques.
«De nombreux chercheurs ont relevé que la juxtaposition des termes «environnement»/«climat» et «migrants»/«réfugiés » sous-entend une relation de cause à effet exclusive entre facteurs environnementaux et mobilité humaine, niant ainsi la multicausalité évoquée ci-dessus », notent-ils. Et de préciser : «Comme le note StephenCastles,«le terme de réfugié environnemental est simpliste, unilatéral et trompeur. Il implique une cause unique qui existe très rarement dans la pratique […] [Les facteurs environnementaux] font partie d’un ensemble complexe de causes multiples, dans lequel [ils] sont étroitement liés aux facteurs de nature économique, sociale et politique » (Castles, 2002, 5).
En ce sens, il n’y aura jamais de «migrants environnementaux»(ou «réfugiés climatiques»), caril ne sera jamais possible d’identifier un groupe de personnes qui migrent uniquement à cause de variables environnementales ». Les auteurs rappellent que même la définition de «migrants environnementaux» fournie par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) souffre de la même lacune («les personnes ou groupes de personnes qui, pour des raisons impérieuses liées à un changement environnemental soudain ou progressif influant négativement sur leur vie ou leurs conditions de vie, sont contraintes de quitter leur foyer habituel ou le quittent de leur propre initiative, temporairement ou définitivement, et qui, de ce fait, se déplacent à l’intérieur de leur pays ou en sortent»).
Pour eux, l’expression «mouvements de population induits par des facteurs environnementaux»
Le terme de réfugié environnemental est simpliste, unilatéral et trompeur
pourrait offrir une solution plus neutre, mais elle reste vague et peu attrayante pour le grand public. «Une autre possibilité est la formulation «personnes déplacées en raison de facteurs environnementaux» (Jäger, 2009). Elle comprend trois sous-catégories: les migrants environnementaux (qui ont choisi de leur plein gré de quitter leur lieu de résidence principalement pour des raisons liées à l’environnement); les déplacés environnementaux (contraints de quitter leur lieu de résidence car leurs moyens de subsistance sont menacés par suite d’événements liés à l’environnement), et les personnes déplacées suite à des projets de développement (qui sont déplacées ou réinstallées intentionnellement en raison d’un changement d’utilisation du territoire). Les frontières entre ces trois sous-groupes restent cependant floues», affirment-ils.
Sur le plan politique, Etienne Piguet, Antoine Pécoud, Paul de Guchteneire considèrent que la discussion sur les concepts s’est concentrée sur l’utilisation de la notion de «réfugié» (Cournil et Mazzega, 2007). «Juridiquement, cette notion renvoie au statut reconnu par la Convention de Genève de 1951, qui définit le «réfugié» comme une personne qui quitte son pays de résidence «craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques».
Les raisons environnementales sont absentes de cette définition, ce qui peut conduire à deux positions opposées : on peut soit plaider pour une extension de cette définition aux facteurs environnementaux (et donc pour une modification de la Convention de Genève ou pour un nouveau traité portant spécifiquement sur le cas des «réfugiés environnementaux») (Biermann etBoas, 2010), soit refuser toute référence au terme de «réfugié » dans le contexte du changement climatique, essentiellement par crainte de dilution d’une catégorie juridique spécifique dans une catégorie plus large et mal définie ».
Cela a conduit, expliquent-ils, le HCR à émettre de «sérieuses réserves concernant la terminologie et le concept de réfugiés environnementaux et de réfugiés climatiques», notant que «ces termes n’ont aucun fondement en droit international des réfugiés et que la majorité des personnes communément qualifiées de réfugiés environnementaux n’ont pas franchi de frontière internationale. L’utilisation de cette terminologie pourrait éventuellement saper le régime juridique international pour la protection des réfugiés et créer des confusions concernant le lien entre les changements climatiques, la dégradation de l’environnement et la migration» (Haut-Commissaire des Nations unies pour les réfugiés 2009, 7).
Un autre tournant est possible
Pour les rédacteurs du rapport Groundswell, ces questions ne sont pas traitées, malgré leur importance. Dans leur conclusion, ils estiment que la migration due aux facteurs environnementaux n’est pas une fatalité et que le cours des choses peut prendre une autre direction. Mais, à condition que les pays commencent dès maintenant à réduire les gaz à effet de serre, à combler les écarts de développement, à restaurer les écosystèmes vitaux et à aider les gens à s’adapter. Le rapport estime que les migrations climatiques internes pourraient être réduites jusqu’à concurrence de 80% - à 44 millions de personnes d’ici 2050.
La BM trouve nécessaire de commencer à planifier, le cas échéant, des migrations climatiques internes méthodiques et bien encadrées, en guise de stratégie d’adaptation efficace qui produirait des effets positifs sur le développement. «Il est crucial d’agir maintenant sur le triple plan du climat, du développement et des migrations afin d’assurer la réalisation des objectifs de développement durable au cours des 10 prochaines années et parvenir à la prospérité partagée d’ici au milieu du siècle présent et au-delà », conclut le rapport.
Hassan Bentaleb
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